Tweets et humour : le cas du Gorafi (2024)

1En mai 2012, au moment de la campagne présidentielle française, est né un site d’information humoristique sur le modèle de The Onion1 et intitulé Le Gorafi. D’abord simple fil de discussion sur Twitter, Le Gorafi s’est transformé en blog, puis en site Web2, et de 2014 à juin 2015, il s’est décliné sous la forme d’une pastille humoristique dans Le Grand Journal de Canal+. La plupart des articles du site Web, largement relayés sur les réseaux socio-numériques, commentent les faits d’actualité, réels ou imaginaires, de façon décalée, en reprenant et détournant non seulement la plupart des codes de la presse, mais aussi ceux du Web. Incarné à la télévision par Pablo Mira, Le Gorafi présente une chronique décalée qui parodie les journaux télévisés d’information en continu. À ce titre, il offre un exemple remarquable d’humour qui se déploie sur différents supports et dont il s’agira ici d’analyser la circulation. Nous souhaiterions en particulier nous concentrer sur les brèves diffusées par l’équipe du Gorafi sur Facebook et Twitter, ainsi que sur les commentaires qu’elles génèrent, et nous demander si ces dispositifs obligent à développer des formes humoristiques particulières.

  • 3 Voir à ce sujet le travail de Monique Dagnaud sur la sociabilité numérique des jeunes (Dagnaud 2011 (...)
  • 4 Au sujet du formatage imposé par les réseaux socio-numériques et Twitter en particulier, voir les t (...)

2Nous formulons l’hypothèse que les contraintes de format et de viralité3 imposées par les réseaux socio-numériques obligent les auteurs du Gorafi à développer un langage spécifique, simplifié et efficace4, rejoignant ainsi la théorie des affordances:

Sous cette approche, les outils technologiques soutenant les univers discursifs numériques (ordinateurs, programmes et applications) participent à l’élaboration du sens: discours, objets techniques et outils numériques doivent être abordés en système, dans une perspective écologique (Paveau 2014, p. 2).

  • 5 Le corpus étudié a été choisi de façon aléatoire, l’ensemble des archives des actualités et des vid (...)
  • 6 À propos des méthodologies d’analyse du discours, voir Kerbrat-Orecchioni (2007); Longhi et Garric (...)

3Ce travail s’appuiera sur une analyse interdisciplinaire à la croisée de la sémiotique, de la pragmatique et de l’analyse du discours. Le corpus d’étude se composera de trois types de données: des émissions télévisuelles, des comptes Twitter et Facebook et un site Internet5. Le Gorafi se déployant sous différents formats, il sera nécessaire pour analyser ce matériau pluri-sémiotique de tenir compte de tous les éléments pertinents du contexte afin de saisir au mieux les particularités des formes humoristiques qu’il convoque6.

4Les dispositifs énonciatifs au sein desquels circulent les fausses actualités du Gorafi oscillent entre pastiche, parodie et satire. La première partie de cet article devra permettre de déterminer si les différents supports employés contraignent les auteurs à déployer certaines formes humoristiques plutôt que d’autres. Cette analyse centrée sur les dispositifs sera ensuite complétée par une étude des différents contenus véhiculés afin de vérifier s’il existe, au-delà des différences de supports, un style humoristique propre au Gorafi. Enfin, et dans la mesure où «(…) l’humour n’engage pas les mêmes procédures d’interprétation que le comique car le poids de la présomption d’intentionnalité n’est pas identique pour des observateurs/spectateurs» (Chambat-Houillon 2009: 309), le dernier temps de l’analyse sera consacré à une étude des réactions que les formes étudiées suscitent sur les réseaux socio-numériques.

5Le dispositif énonciatif du Gorafi se déploie sur différentes plateformes: un site Internet, des comptes sur Facebook et Twitter et une courte séquence télévisuelle dont la diffusion sur Le Grand Journal de Canal+ s’est arrêtée en juin 2015.

Le site Internet du Gorafi: pastiche de l’information 2.0

6Le site Internet Gorafi.fr, d’où sont extraits l’ensemble des posts et tweets de la rédaction, se présente comme un véritable pastiche des sites d’information présents sur Internet. Comme le souligne Gérard Genette (1992, p.102), pasticher permet d’imiter un style:

[…] contrairement à la parodie, dont la fonction est de détourner la lettre d’un texte, et qui se donne donc pour contrainte compensatoire de la respecter au plus près, le pastiche, dont la fonction est d’imiter la lettre, met son point d’honneur à lui devoir littéralement le moins possible.

7Précisons que pour l’auteur, le pastiche, procédé d’imitation, se différencie de la parodie, procédé de transformation, mais que tous deux relèvent du régime ludique (Genette 1992). En littérature, les stéréotypes ou tics de langage de l’auteur pastiché sont donc copiés.

  • 7 À cette occasion, les membres de la rédaction ont su créer le buzz sur la toile en annonçant, avant (...)
  • 8 Il est important de préciser que cette étude porte sur la version mise en ligne en septembre 2015. (...)

8Deux versions du site Internet du Gorafi, ce dernier ayant été en partie refondu le 1er septembre 20157, ont été analysées. Elles ont en commun de proposer des signaux caractéristiques des codes classiques des sites d’actualité, en particulier des sites de la presse écrite. Les lignes qui suivent se focalisent sur la version la plus récente de ce support8.

  • 9 S’agissant des signes passeurs, la version 2016 du site, à la différence des sites classiques d’act (...)

9Le premier bandeau du site met en avant l’identité graphique de la marque – point commun à l’ensemble des sites Web – avec toutefois des choix graphiques qui, à quelques détails près, pourraient induire en erreur le lecteur distrait. Ainsi, le logo du Gorafi se présente avec une écriture simple, de couleur blanche, mettant en exergue dans sa nouvelle version le «G» majuscule du nom qui est d’une taille plus importante que le reste de la marque, délimité par une barre verticale blanche et éclairé de quelques cercles de la même couleur. Ce nom, dont la typographie est plus arrondie dans la dernière version du site, est mis en valeur par un fond bleu marine. La signature de la marque reste quasiment inchangée comparativement au précédent site («Toute l’information selon des sources contradictoires»). Seule la mention qui la précédait auparavant, et qui faisait référence à la fausse histoire d’un journal prétendument créé en 1826, a été supprimée (elle reste présente toutefois sur la page Facebook et le compte Twitter du Gorafi). La tonalité humoristique est donc tout entière contenue dans cette signature. Elle instaure de fait une situation de communication propice à l’humour bien que le dispositif, et en particulier son architecture, imite celui de sites plus sérieux. La charte graphique utilisée – un bleu marine très sobre –, la typographie – a priori une police de type Calibri –, les «signes passeurs» (Bonaccorsi 2013, p.130-131), les rubriques ou encore les différents cadres se démarquent assez peu des modèles habituels des sites d’information9. Les rubriques du site sont listées en grisé sur fond blanc et ressemblent à celles des sites de la presse classique (Politique, Société, Économie, Sports, etc.), à l’exception de celle intitulée «Monde Libre», clin d’œil discret à une opposition supposée entre les pays démocratiques et les régimes totalitaires.

10Le site Internet met en avant certaines rubriques dès le haut de la page d’accueil, notamment de fausses applications développées pour Le Gorafi ou de fausses éditions dérivées du journal satirique qui apparaissent dans deux cadres situés à droite de l’article du jour (Image 1).

Agrandir Original (png, 107k)

Image 1- Capture d’écran de la première page du Gorafi.fr, 1er septembre 2015.

11En cliquant sur ces deux liens, l’internaute accède à une page présentant à la fois des applications classiques de lecture du journal sur mobile, mais également à des textes parfaitement décalés comme celui qui décrit la «Google Glass», objet connecté permettant de «recevoir des informations directement au cœur de son cerveau».

12Quant au lien «livres», il renvoie à une édition intitulée «L’année du Gorafi», sur le modèle des éditions classiques de la presse écrite nationale, comme les bilans annuels publiés par le journal Le Monde. L’intentionnalité ludique est renforcée par l’adjonction de fausses critiques dont les sources indiquent à elles seules le ton humoristique déployé (Image 2).

Agrandir Original (png, 836k)

Image 2- Capture d’écran de la rubrique «livres», 1er septembre 2015.

13À cela s’ajoute une édition fictive du Gorafi Magazine, dont la couverture imite le style des magazines de la presse écrite, avec toutefois la mise en avant d’un texte décalé, comme celui qui accompagne le faux n°1792 et dont le titre est «Nous avons mis un fond noir car notre stock photo est épuisé» (Image 3).

  • 10 Il semble que dans la version actuelle du site Internet (septembre 2016), ces cadres laissent davan (...)

14Dans les cadres de droite apparaissent des publicités, mais aussi des liens vers d’autres sites Web indiqués par une mention humoristique («Plus loin et moins bien sur le net»10). Les cadres de la page d’accueil qui succèdent à l’article en une mettent en exergue les derniers articles publiés et ceux qui ont été les plus commentés depuis «La nuit des temps, des mois, des semaines». Le troisième bandeau renvoie aux archives de vidéos extraites de la chronique du Gorafi diffusée jusqu’en juin 2015 sur Canal+ ou à de courtes vidéos spécifiquement créées pour le Web et que l’on retrouve également au sein des rubriques selon leurs thèmes. Le Gorafi.fr propose aux internautes chaque semaine un horoscope revisité, illustré par une image neutre, avec des prévisions faites de jeux sémantiques ou énonciatifs (Charaudeau 2006).

15Plus bas sur la page d’accueil, un bandeau met en avant des diaporamas sur des thématiques parfaitement dérisoires comme «Nos cinq touches préférées de clavier d’ordinateur». Puis trois articles complètent la fin de la page avec à droite les autres rubriques du site, ainsi que de fausses recommandations de films, et un bandeau d’abonnement fictif vers «Le Gorafi Magazine» suivi des mentions légales obligatoires.

  • 11 Voir à ce propos notre travail sur les sites Internet développés par les chaînes de télévision (Lev (...)

16La majorité des cadres qui structurent les pages du site Gorafi.fr et orientent la navigation des internautes reprennent donc des éléments classiques des sites d’information. Cette «architecture documentaire» (Bonaccorsi 2013) met également en avant des enjeux communicationnels similaires à ceux des sites d’actualité, désormais pleinement tournés vers les communautés présentes sur les réseaux socio-numériques11. On trouve par exemple un logo en forme de bulle blanche sur fond bleu qui précise pour chaque article le nombre de commentaires suscités. La communauté des internautes/lecteurs du Gorafi est également mise en avant par la présence tout au long de la navigation sur le bandeau principal des logos de Facebook et Twitter, et par la présence systématique sous les articles publiés d’un cadre permettant de laisser «un avis éclairé». Le dispositif global du site correspond donc à ce que François Jost (Jost 1995, p.166) nomme une «feintise énonciative»:

La feintise, quant à elle, ne touche ni les événements ni leur mise en récit. Elle n’est efficiente qu’au niveau de la représentation: d’un trompe-l’œil nous ne disons pas qu’il est fictif, mais qu’il feint la réalité.

17Le Gorafi.fr est bel et bien un site humoristique qui joue sur le hiatus entre un dispositif énonciatif pastichant ceux des sites d’actualité les plus sérieux, et des contenus aux informations décalées. Cette feintise permet aux auteurs de mieux critiquer le réel, comme le souligne Marie-France Chambat-Houillon (2009, p.313):

Le paradoxe structural de l’humour (et la subtilité de son appréciation) repose donc sur le fait que celui-ci est nécessairement une construction discursive qui prétend n’en être pas une, afin de mieux critiquer le réel (son objet) ainsi mis en jeu et donc mieux le maîtriser (le dominer) de cette manière.

18Toutefois Le Gorafi s’est essentiellement fait connaître grâce à une chronique télévisuelle diffusée sur Canal+ qui développait également un certain penchant pour la feintise énonciative.

Pastille télévisuelle, pastiche de genre et parodies visuelles

19La chronique télévisuelle du Gorafi a été présentée par Pablo Mira dans Le Grand Journal de Canal+ de 2014 à juin 2015. À ce jour, en dehors de ces pastilles, l’on trouve également sur le site des vidéos exclusivement diffusées sur le Web, bien que toujours co-produites par la chaîne cryptée, et parfois présentées par le même personnage.

20Lors de sa diffusion télévisuelle, l’annonce de la chronique était ritualisée par ce lancement d’Antoine de Caunes: «Le vendredi, c’est Gorafi!», suivi par un générique faisant apparaître sur un plan d’ensemble du plateau le logo du Gorafi, bleu sur un fond de losanges blancs. La musique qui accompagnait cette entrée du chroniqueur restait relativement neutre, rappelant les notes classiques d’annonces des journaux télévisés. Pablo Mira arborait par ailleurs un costume bleu marine très sobre et une coupe de cheveux très lissée qui permettait de le situer, du moins provisoirement, dans un rôle sérieux. Le phrasé adopté par le présentateur était souvent ponctué de gestes affichant une certaine forme de conviction (main tendue vers l’écran et scandant le discours), le ton était sérieux, posé et marqué de quelques instants de reprise de respiration typiques des présentateurs d’information débitant de longues phrases. L’imitation du style des journaux télévisés se déployait également à travers les relances faites par Antoine de Caunes, à la manière des journaux d’information en continu dont les plateaux sont composés de différents journalistes assis autour d’un présentateur chargé de lancer et dynamiser leurs rubriques. Ainsi, lors d’une chronique consacrée à une étude prouvant les bienfaits de la pizza sur la santé12, Antoine de Caunes intervient par deux fois («Les conclusions sont-elles à prendre au sérieux Pablo?»; «Quel va être l’impact réel de cette étude?») tandis que Pablo Mira s’adresse ponctuellement à lui afin de le prendre à témoin («Comment est-ce qu’on le sait Antoine? Eh bien regardez!»). Les plans rapprochés épaules du chroniqueur, les lancements des reportages dont les images sont accompagnées d’un bandeau de titre aux couleurs du Gorafi, mais également d’un bandeau rouge en dessous affichant de fausses brèves, contribuent à inscrire ce dispositif dans le registre du pastiche du genre informationnel, dont il faut rappeler qu’il consiste en une reproduction de «l’idiolecte du texte imité» (Genette 1992, p.108-109). La séquence du Gorafi est en ce sens très proche du JT proposé par Les Nuls sur Canal+ quelques années auparavant:

À première vue, par exemple, le JT des Nuls ne se démarque pas franchement des journaux télévisés sérieux: son fond noir, la vignette ponctuant l’information, l’habillement de son couple de présentateurs, leur bureau, tous ces éléments, y compris l’énorme mention écrite «L’Édition», pourraient aussi bien être utilisés par un vrai journal. Ce qui le sépare de ce modèle, c’est la nature des informations verbales, fondés (sic) sur des jeux de mots, des contrepèteries (le «prix de la guerre» du Golfe présenté comme un menu du restaurant Chez Saddam) ou des commentaires décalés sur les images (Jost 2008, p.9).

21Hormis les rires du public présent en plateau et l’incongruité du contenu de la chronique, force est de constater que le dispositif énonciatif imite les traits les plus stéréotypés des journaux télévisés, dans le plus pur esprit Canal+. Le tout renvoie à la charge (Genette 1992) ou alors à la satire, si l’on s’accorde avec la définition proposée par Patrick Charaudeau (2006, p.31):

La satire, quant à elle, pourrait être classée du côté du sarcasme puisqu’elle décrit les défauts des gens et de la société en grossissant le trait, voire en les déformant, au point d’ailleurs d’en arriver au grotesque […].

22Cette exagération des traits caractéristiques de la satire est visible lorsque par exemple la rédaction du Gorafi pastiche certains effets habituellement utilisés par les journalistes sérieux dans leurs reportages: vidéos, incrustations, schémas explicatifs sont ainsi au service d’informations parfaitement décalées. Dans la chronique consacrée aux bienfaits de la pizza et du foot, pour illustrer le fait que «regarder un match de football apporterait le même pouvoir énergétique qu’un verre de jus d’orange», une incrustation d’une balance permet d’appuyer le discours du chroniqueur (Image 4).

Agrandir Original (png, 133k)

Image 4- Capture d’écran de la vidéo sur «Les bienfaits de la pizza et du foot».

23À cette illustration s’ajoute une fausse animation en 3 dimensions, montrant au téléspectateur la radiographie d’un homme obèse, à l’intérieur duquel une part de pizza permettrait de développer une «fine pellicule de protection» à l’intérieur de son corps (Image 5).

Agrandir Original (png, 1,3M)

Image 5- Capture d’écran de la vidéo sur «Les bienfaits de la pizza et du foot».

24François Jost a souligné non seulement que les frontières entre parodie et pastiche semblent perméables dès lors qu’il s’agit de les appliquer aux programmes audiovisuels (Jost 2008, p.4), mais encore que la parodie télévisuelle peut fonctionner très différemment de son parangon littéraire: «La condition de lecture n’y est pas toujours nécessaire tout simplement parce qu’elle ne se joue pas forcément d’un texte absent.» L’auteur distingue dès lors la parodie in praesentia, faisant cohabiter hypertexte et hypotexte auxquels on ajoute ou substitue des éléments sonores ou visuels, de la parodie in absentia, qui reprend des dispositifs ou imite des séquences a priori connus du grand public (Jost 1999, p.33). Cette distinction est fondamentale dans la mesure où le média audiovisuel est pluri-sémiotique, rendant possibles plusieurs combinaisons. Dans le cas étudié, certaines images pourraient fort bien être empruntées à de vrais journaux télévisés, comme celles illustrant le reportage cité précédemment, et montrant des chercheurs en blouses blanches censés faire des recherches sur les bienfaits du foot et de la pizza (Image 6).

Agrandir Original (png, 942k)

Image 6- Capture d’écran de la vidéo sur «Les bienfaits de la pizza et du foot».

25L’on peut faire la même supposition d’un gros plan de peinture dont ni l’auteur ni le titre ne sont cités, et qui illustre une vidéo publiée le 25 juin 2015 consacrée à «la fuite des populations gothiques au début du siècle». Ce type de détournement se produit également lorsque chaque chronique s’achève sur «l’image du jour» en y ajoutant un commentaire décalé. L’adjonction ou la substitution des commentaires sur des images – que leur source soit ou non explicitement citée et reconnue – sont des mécanismes fréquents de la parodie télévisuelle (Jost 2008). Dans une vidéo publiée le 18 juin 2015, l’image en question montre par exemple une fourmi «(…) en train de chercher du renfort pour vous péter la gueule!» (Image 7).

Agrandir Original (png, 1,5M)

Image 7- Capture d’écran de la fin de la vidéo du Gorafi publiée le 18 juin 2015.

26Dans une autre vidéo sur la réintroduction des couples gothiques dans les banlieues parisiennes, le présentateur ajoute sur une image du président François Hollande un commentaire faisant passer le chef de l’État pour un gothique en quête d’identité (Image 8).

Agrandir Original (png, 1,0M)

Image 8- Capture d’écran de la vidéo du Gorafi publiée le 25 juin 2015 sur les gothiques.

27L’origine des images employées, qu’elles soient le fait de la rédaction du Gorafi ou empruntées à de vrais journaux ou sites d’information, semble difficile à déterminer, mais l’intentionnalité ludique reste perceptible, qu’il s’agisse des articles publiés en ligne ou des chroniques télévisuelles, le texte qui les accompagne jouant fortement sur l’écart burlesque qui consiste avant tout en «(…) une farce dégradant non tel ou tel texte, mais le genre Journal télévisé lui-même» (Jost 2008, p.10).

28Site Internet et pastilles télévisuelles du Gorafi sont complétés par des brèves diffusées sur les principaux réseaux socio-numériques français. Là encore, il semble que l’imitation du style des dispositifs classiques de sites d’information permette au Gorafi d’en faire la critique détournée.

La circulation de l’humour vers les réseaux socio-numériques

  • 13 Fin septembre 2015, la marque de véhicules Volkswagen est au cœur d’un scandale après avoir avoué q (...)

29Les déclinaisons sur Twitter et Facebook du site Internet Gorafi.fr permettent à ses rédacteurs de mettre en avant les articles à la une du jour, articles parfois en lien avec l’actualité du moment, comme celui qui apparaît le 23 septembre 2015 à propos du scandale autour de la marque Volkswagen13 et qui est titré «Affaire Volkswagen – «On a totalement merdé en se faisant prendre», avoue un dirigeant». Apparaissent alors sur la page le titre de l’article, un chapeau et une photo caractéristique des images illustratives employées par les journaux, dont la vertu informative est souvent nulle (voir Jost 2009, p.75). Notons que la brève auto-description du Gorafi sur sa page Facebook renvoie au ton ironique de ses auteurs: «Parce que l’info n’est pas aux 35h, Le Gorafi c’est enfin l’alternative pour une info claire, indépendante et objective.» Cette page est un écho à celles des sites d’information sérieux: elle reprend sur sa bannière principale le logo présent sur le site et est catégorisée ainsi: «Médias, actualité, édition». Les auteurs ont même choisi de décliner une page complètement dédiée à l’actualité du sport (Le Gorafi Sports) qui relaie également les articles de son site Web.

30Le compte Twitter @le_gorafi met également en avant les titres des articles publiés sur le site, renvoyant systématiquement à ce dernier par un lien hypertexte accolé aux brèves. Seule variation par rapport aux autres supports, la présentation mentionnée dans le cadre de gauche précise: «Le Gorafi. Contradictoire, depuis 1826. Paris, New York, Montmartre» (Image 9).

Agrandir Original (png, 743k)

Image 9- Capture d’écran du haut du compte Twitter du Gorafi, 24 septembre 2015.

31L’analyse des tweets diffusés sur le compte du Gorafi révèle que le principal locuteur identifié est Le Gorafi Magazine ou de façon plus générale «La rédaction», les destinataires sont les internautes et les cibles tantôt des personnalités connues de la vie politique ou du show-business, ou bien des faits de société ou d’actualité. Les tweets étant limités à 140 caractères, ce sont souvent les titres des articles qui sont mis en avant, conduisant ainsi à des généralisations (pronoms personnels définis ou indéfinis mais ne renvoyant à personne en particulier ou à la société en général). Le registre reste principalement factuel et les accroches fonctionnent par additions.

32Les supports sur lesquels se déploie l’humour des rédacteurs du Gorafi ont donc en commun d’imiter le style du genre journalistique et de se conformer aux caractéristiques des documents «numériqués» (Paveau 2014). Contrairement aux parodies ou pastiches classiques, le texte imité n’est pas toujours identifiable, l’on joue ici sur les traits stylistiques connus des sites Internet d’actualité ou des journaux d’information en continu. En ce sens, Le Gorafi se présente comme une critique satirique des tics journalistiques et de l’écriture Web, se rapprochant dès lors de la définition que nous propose Umberto Eco de «l’humorisme», qui est à la fois méta-sémiotique et méta-textuel, proposant toujours une forme de détachement vis-à-vis de l’énoncé (Eco 1985, p.272). Toutefois, le ressort premier du mécanisme de mise en scène humoristique semble avant tout reposer sur un décalage entre des dispositifs-pastiches et des textes dont il nous faut maintenant vérifier quelles formes d’humour ils développent.

  • 14 Nous avons procédé à l’analyse de quelques articles, titres et brèves pris au hasard du site et avo (...)
  • 15 Les modalisations d’intensité et de négation permettent de dramatiser le discours.
  • 16 Nous avons procédé à titre de comparaison à l’analyse sémantique de quelques articles du Monde.fr p (...)

33L’imitation du genre informatif précédemment décrite dépasse le cadre de l’interface et se déploie jusque dans le texte même des articles publiés sur le site, dont la facture, à défaut du contenu, renvoie aux façons d’écrire de certains journalistes sur le Web. L’analyse de ces articles14 révèle un style argumentatif, pris en charge par un narrateur qui alterne entre discours rapporté et interviews. Le pronom personnel «je» domine dans les textes, contrairement aux titres et chapeaux dans lesquels prédominent le «il» et le «on». Si dans les chapeaux et titres le style reste factuel, dans les articles il est davantage déclaratif. Les connecteurs logiques sont plus marqués dans les articles (principalement sous la forme d’oppositions) que dans les chapeaux (qui présentent davantage d’additions (énumération de faits ou de caractéristiques)). Dans les deux cas, les modalisations fonctionnent surtout par l’intensité15. Les adjectifs subjectifs sont plus présents dans les contenus des articles que dans les titres. On peut donc considérer qu’il existe un style spécifique aux titres et chapeaux des articles. Rappelons que ces éléments de l’architexte contiennent les mots-clés les plus importants dans la mesure où non seulement ils correspondent aux brèves diffusées sur Twitter et Facebook, mais également parce qu’ils servent au référencement et à la mise en visibilité du site. Or ce style est comparable à celui employé par les sites d’information classiques qui présentent un discours narratif, dynamique, insistant sur les faits et actions, avec des connecteurs privilégiant l’addition, des verbes factifs, des adjectifs plutôt numériques et la prédilection absolue pour le «il»16.

34Au-delà de ces premières considérations, le sel de l’humour du Gorafi semble résider à la fois dans les textes et dans les liens que ces derniers entretiennent avec les images et les dispositifs. Si le site Internet et la séquence télévisuelle relèvent bien de ce que Patrick Charaudeau nomme «l’humour par le jeu énonciatif» (Charaudeau 2006, p.27-32), le discours écrit par les rédacteurs ou prononcé par Pablo Mira s’inscrit aussi dans le cadre d’un humour sémantique qui joue sur la polysémie des mots et permet de construire plusieurs niveaux de lecture.

35L’internaute peut ainsi s’amuser des diverses imitations de l’écriture journalistique ou des satires d’une profession parfois accusée d’un certain parisianisme. Ainsi, tandis que les journaux en ligne sérieux précisent le lieu de rédaction de l’article, les rédacteurs du Gorafi ajoutent par exemple la mention «Au-delà du périphérique» aux articles liés à des villes autres que Paris, comme celui qui s’intitule «Toulouse: il se fait abattre de 46 balles dans le corps pour avoir demandé un «pain au chocolat»», publié le 20 mars 2013; ou encore celui consacré au jeu de France 2: «Fort Boyard: Un candidat oublié dans la cellule d’une épreuve retrouvé 7 ans plus tard», publié le 10 juin 2013.

36La lecture de la rubrique «À propos» assoit cette finalité satirique du site en précisant, en français et en anglais, que «Tous les articles relatés ici sont faux (jusqu’à preuve du contraire) et rédigés dans un but humoristique. L’utilisation de noms de personnalités ou d’entreprises est ici à but purement satirique.» Les questions-réponses qui suivent cette présentation se présentent sous la forme d’une «F.A.Q.» à destination des internautes et sont tantôt sérieuses («Puis-je reprendre un article du Gorafi sur mon site?», «Existe-t-il un compte Twitter du Gorafi? Facebook?», «Peut-on consulter Le Gorafi sur un site mobile?»), tantôt ironiques (Question: «J’ai une idée de partenariat intéressant pour Le Gorafi et nous pourrions bien conquérir le monde.» Réponse: «Envoyez toutes les propositions à cette adresse partenariats@legorafi.fr. Toutes les propositions sont lues, examinées et une réponse envoyée. Nous ne choisissons que des partenariats en relation avec notre esprit et notre ligne éditoriale: nous sommes un journal très sérieux.»)17. Dans ce même texte peuvent se glisser des questions incongrues, relevant cette fois-ci du jeu sémantique et de l’incohérence (Charaudeau 2006, p.32-34) dans la mesure où la question posée n’a strictement aucun lien avec l’objet d’une F.A.Q. classique (Question: «Va-t-on tous mourir?» Réponse: «Yep»)18.

37L’humour du Gorafi naît fréquemment du rapprochement d’univers thématiques étrangers et de l’écart entre la forme sérieuse de l’énonciation et les contenus qui s’y trouvent. Lorsque la une du Gorafi.fr titre par exemple le 22 septembre 2015: «Rugby: les All Blacks deviennent les All Greys après un problème de machine à laver», quelques jours après l’ouverture de la Coupe du monde de rugby, elle illustre ce que Patrick Charaudeau (2006, p.33-34) qualifie «d’incohérence insolite». On y joue du rapprochement de signifiants – les noms de l’équipe de Nouvelle-Zélande et de la marque de thé bien connue du grand public – pour produire un signifié amusant. L’insolite se distingue ainsi de la loufoquerie par l’établissement d’un lien, quelle que soit sa nature, entre les univers de référence:

Autrement dit, il y a toujours un quelque chose qui fait lien pour l’incohérence insolite: la polysémie des termes, l’accident dans un récit, un trait commun abstrait, la situation de communication, un certain niveau métadiscursif, etc. Même si, dans ce lien, le rapport entre causes et conséquences est disproportionné, ce qui compte, c’est qu’il puisse y avoir lien de causalité, ce qui n’est pas le cas de la loufoquerie (Charaudeau 2006, p.34).

38De ces rapprochements naissent parfois des incohérences paradoxales, retournements d’univers que certains qualifieraient d’absurdes(«Les enfants organisaient des combats de baby-sitters chez eux» (Le Gorafi.fr, publié le 9 septembre 2015) ou «Accident mortel: percuté par un Vélib’, un poids lourd finit sa course dans la Seine», (7 août 2015)). Ici la logique d’expérience est retournée:

Il s’agit de rapports de contradiction entre deux logiques dans une même isotopie. Elle est un fait de discours qui va à l’encontre de la logique. Non point une logique universelle, mais celle qui est garantie par la norme sociale. Elle la prend à l’envers, à rebrousse-poil, et donc crée une anti-norme sociale. Mais cette fois, contrairement aux deux cas précédents, on reste dans le même univers; c’est dans le lien qui relie habituellement les éléments que se trouve une anomalie (Charaudeau 2006, p.34).

39Nombre d’articles présents sur le site font référence à l’actualité récente, ou s’appuient sur des références à des faits ou des personnalités suffisamment connus du grand public pour pouvoir susciter diverses formes de sarcasmes. Lorsque la rédaction se moque ainsi nommément de personnalités, grossissant leurs défauts au point d’en inventer des informations grotesques, le procédé humoristique se distingue de l’ironie puisque non seulement le jugement porté est explicitement négatif, trait propre au sarcasme (Charaudeau 2006, p.30-32), mais encore parce que ce négatif est démesurément exagéré: «Angelina Jolie s’offre un nouvel enfant pour la fête des mères», publié le 1er juin 2015, «Saisie record de cocaïne dans une narine de Frédéric Beigbeder», publié le 28 avril 2015.

40L’analyse des chroniques télévisuelles montre également que l’humour du Gorafi découle souvent de l’écart entre la forme plutôt sérieuse d’une énonciation qui imite le style des journaux télévisés, et les informations développées par Pablo Mira. L’une des vidéos mise en une du site Internet en septembre 2015, et publiée le 25 juin 2015, fait état de la réintroduction des couples gothiques dans les banlieues françaises. Ici, l’assimilation des personnes gothiques à une espèce en voie de disparition suscite l’effet comique. Les commentaires de Pablo Mira se déroulent sur un ton sérieux, et c’est bien ce décalage entre le ton employé et le contenu du commentaire que l’on pourrait assimiler à un humour pince-sans-rire et donc, si l’on suit Patrick Charaudeau (2006, p.29), à une des formes de l’ironie:

Cependant, il se peut que l’énoncé ne soit pas à proprement parler positif, mais qu’il dise de façon sérieuse ou naïve (sur un ton impassible) quelque chose qui masque une énormité à laquelle le sujet ne croit pas.

41L’humour provient avant tout du commentaire du chroniqueur, mais aussi des mentions écrites qui défilent à l’écran dans le bandeau situé à côté du logo du Gorafi. Citons quelques-unes de celles qui accompagnent le reportage mentionné: «Laïcité – Les gothiques seront obligés de se démaquiller avant de rentrer dans un bâtiment public», «75% des gothiques se disent déçus de ne pas rater leur vie», «Les gothiques ne peuvent se reproduire qu’en présence de l’affiche d’un film de Tim Burton», etc.

42Cet humour qui résulte principalement du décalage entre une forme sérieuse – à l’exception de certains indices paratextuels qui permettent à l’internaute ou au téléspectateur de comprendre l’intentionnalité ludique de ses auteurs – et des contenus parfaitement incongrus est-il aussi perceptible dès lors qu’il est partagé sur les réseaux socio-numériques, décontextualisé, délinéarisé (Paveau 2014) et réduit à un certain nombre de caractères écrits? L’on pourrait supposer en effet que les brèves diffusées par Le Gorafi sur Facebook ou Twitter puissent être reçues par certains internautes non comme relevant du registre humoristique mais bien du registre sérieux, d’autant plus qu’elles s’intercalent sur ces deux réseaux entre de vraies actualités. Cela semblerait encore plus vrai pour Twitter, dont les fils de discussion se restreignent à 140 caractères. Le compte du Gorafi montre par ailleurs que ses rédacteurs utilisent Twitter non seulement pour relayer les articles du site Internet, mais également pour lancer des fils de discussion par la création ou la reprise de hashtags existants afin de les insérer dans des brèves ou des flashs humoristiques. Le 25 septembre 2015, le hashtag «Facebookdown», qui relaie tous les commentaires et informations liés à des bugs de ce réseau social, voire à son indisponibilité momentanée, est repris par les rédacteurs du Gorafi et inséré dans des brèves ironiques: «#facebookdown Les mairies pourront mettre à disposition de ceux qui le souhaitent un affichage public pour poster les statuts provisoirement» (Image 10).

Agrandir Original (png, 462k)

Image 10- Capture d’écran du compte Twitter du Gorafi et des publications datées du 25 septembre 2015.

43Cette confusion des genres, aggravée par la reprise de hashtags qui mélangent vraies et fausses informations, a pu entraîner des lectures au premier degré de brèves humoristiques. Ainsi, en février 2014, Christine Boutin évoquait la «stratégie provisoire d’avancement à potentialité différée»19 du gouvernement à propos de la loi famille, reprenant ainsi une formule de la rédaction du Gorafi. Or comme le souligne Olivier Ertzscheid sur son blog20, la confusion est d’autant plus aisée et potentielle que les médias, poussés par une logique de l’audience et du clic, ainsi que par des stratégies marketing qui nécessitent de recourir à certains mots-clés pour faciliter le référencement des articles et leur visibilité, développent un style dont se sont emparés les auteurs du Gorafi21:

  • 22 Ertzscheid, Olivier (20 août 2014). «Les noces de Gorafi. Ou comment est mort le second degré.» A (...)

Ces titres, toujours plus courts, ces images d’illustrations, toujours plus «provocantes», cet arsenal de mots-clés, toujours plus concurrentiels, ajoutés à la seule recette universelle qui veut que «ce qui fait rire largement se partage facilement», aboutit, pour l’internaute regardant défiler des informations qu’il n’a pas choisies sur un mur qu’il n’a pas construit ou dans une conversation qu’il n’a pas suivie, à entretenir un état de confusion cognitive permanente dans laquelle il peut en effet se retrouver incapable de distinguer ce qui relève de l’information de ce qui relève de la fiction (Ertzscheid 2014)22.

44Afin de vérifier si cette confusion est avérée dans le cas du Gorafi, il semble nécessaire d’étudier les commentaires que les formes brèves diffusées par les auteurs suscitent de la part des internautes sur les réseaux socio-numériques.

  • 23 Voir à ce propos Barats (2013)
  • 24 Voir Longhi (2014), Smyrnaios (2013)

45Nous souhaiterions ici tenter de déterminer ce que Patrick Charaudeau (2006, p.35 et sqq.) nomme les «effetspossibles» de l’acte humoristique, sachant bien évidemment que l’analyse des effets réels d’un acte d’énonciation nécessiterait une étude de réception plus exhaustive que celle à laquelle nous procéderons ici. Notre corpus de commentaires, respectivement issus de Twitter et Facebook, est non seulement aléatoire, mais surtout ne prétend ni à la représentativité ni même à suffire à l’analyse de tous les effets possibles des articles du Gorafi, notamment parce que les réseaux socio-numériques étudiés permettent uniquement d’accéder aux commentaires laissés par les internautes les plus actifs, mais encore parce que nous ne pouvons pas systématiquement accéder aux profils et comptes de tous les utilisateurs et donc déterminer la nature des réactions des internautes dès lors qu’ils s’adressent à des cercles plus «privés» d’amis ou de followers. Les méthodes relatives à l’analyse ethnographique en ligne23 ou à la constitution de corpus de tweets ou de commentaires24 posent plusieurs difficultés aux chercheurs et comportent, comme toute approche scientifique, quelques limites. Il s’agira d’avancer ici diverses observations liées à la nature de certaines des réactions des internautes postées à la suite des articles du Gorafi: avis «éclairés» laissés sur le site Internet, commentaires sur Facebook ou «discussions» engagées sur Twitter.

46Les champs ouverts aux avis éclairés sur le site Internet du Gorafi ne semblent pas limités en nombre de caractères. L’on trouve donc tantôt des phrases succinctes, tantôt des avis plus développés. En outre, ils sont modérés sur le site: l’internaute laissant un avis doit donc préciser son adresse de contact ou site Web ainsi que son nom ou pseudonyme avant d’envoyer son message. Sans doute est-ce pour cette raison que l’on y retrouve majoritairement des avis humoristiques. Ainsi, à la suite d’un article publié le 18 août 2014 («Facebook va tester le signalement des vrais articles de presse journalistique») qui est un clin d’œil du Gorafi à un article publié sur le site Mashable25 et repris sur le site Big Browser26 qui évoquait l’idée d’un tag «satirique» permettant de mieux distinguer les articles humoristiques des articles sérieux27, la plupart des commentateurs ironisent ou deviennent sarcastiques. C’est le cas de Spitoven qui propose par exemple pour mieux distinguer le vrai du faux sur Internet de pratiquer la délation collective, son propos évoquant implicitement la politique nazie d’extermination des peuples juifs à titre de comparaison. Humour noir, sarcasme fort souvent fondé sur une «hyperbolisation du négatif»: «Le sarcasme est en décalage avec la bienséance: il dit ce qu’il ne devrait pas dire; il met donc l’interlocuteur mal à l’aise…» (Charaudeau 2006, p.31) C’est aussi le ton employé dans un commentaire de Pierre posté le 20 août 2014 à la suite du même article: «Enfin une bonne nouvelle! Je m’étais fait avoir en postant un commentaire approuvant la mort d’enfants palestiniens. Je croyais que c’était un fake28 Les pseudonymes des internautes sont eux-mêmes très drôles, faits de jeux de mots, de calembours (citons à titre d’illustration «Happibeurzdé», «vla de linfo père tinante», «le philosophe illétré», etc.). D’autres développent des formes d’incohérences insolites, comme M. Verges qui publie le 19 août 2014: «Une initiative qui va sauver bien des vies, et permettre aux allergiques intolérant (sic) au journalisme de retourner surfer sur les réseaux sociaux sans risquer le choc anaphylactique. Ma belle-mère est morte en cliquant sur un lien qui l’a dirigée vers un article de Franz Olivier Giesberg alors qu’elle s’attendait au courrier du cœur des lectrices de pomme d’Api.» Certains se répondent, plaisantent, raillent. Tous partagent différentes formes de connivences, tantôt ludiques, critiques, cyniques ou faites de dérision (Charaudeau 2006, p.36-39). La plupart des articles les plus commentés font donc apparaître des avis dont le texte développe un ton humoristique.

Agrandir Original (png, 273k)

Image 11- Capture d’écran des avis éclairés postés après l’article publié le 18 août 2014.

47Le filtrage étant également possible sur Facebook, l’on peut supposer que certains commentaires aient pu être supprimés par les titulaires du compte. Ceux qui demeurent visibles aux abonnés (environ 1069738 au mois de septembre 2016 pour la page du Gorafi et 113971 pour celle du Gorafi Sports à la même date) présentent les mêmes registres ludiques. Ainsi, à la suite d’un article intitulé «Ebola – Le dernier album de U2 offert avec chaque dose du nouveau vaccin» et posté le 25 septembre 2014, Cédric précise «Ça va ils s’en sortent bien ils auraient pu avoir le CD de Francis Lalanne»; Clément ajoute: «Ils feraient mieux de leur envoyer un album de The Cure. Après je dis ça...» et Matthieu: «En voilà une bonne idée... et si on se chope le cancer on aura peut-être droit à l’intégrale de Georges Brassens! Cette offre est cumulative si toute ma famille se fait vacciner??»

48Enfin, l’observation des partages et fils de discussion suscités par Le Gorafi sur Twitter montre d’une part que l’action des internautes se résume bien souvent à un partage ou un «retweet» de la brève, ou alors à des commentaires adressés directement aux équipes et principalement sur le registre de l’humour. Certains commentaires permettent de manifester des avis positifs sur le travail des rédacteurs, d’autres, au contraire, se plaignent de ces formes d’humour employées. Ainsi, à la suite d’un article posté le 24 septembre 2013 et intitulé «Brétigny – La reconstitution de l’accident fait huit nouvelles victimes», Olivier écrit: «Ça devient de plus en plus nul les posts Gorafi, bye!» Notons d’ailleurs que ces rares ruptures dans le ton humoristique suscitent alors des réactions plus sérieuses de la part des internautes. Le post d’Olivier est suivi de commentaires relativement cyniques (citons celui de Nicolas: «Adieux tu ne manqueras à personne ici», ce à quoi l’intéressé répond: «C’est déjà gentil d’avoir perdu du temps à me répondre. Je continue à adorer le Gorafi, mais moins depuis que c’est devenu de l’abattage (période Canal+)» et Nicolas de renchérir: «Legorafi est et restera le repaire des trolls. Si par abattage tu entends du «lourd» et bien cinglant il est certain que tu ne trouveras rien d’autre ici.»). La connivence est donc particulièrement importante au sein de la communauté des lecteurs, déroger à cette règle pouvant engendrer des remarques acerbes.

49Partisans ou non du site, les internautes qui laissent des avis sur les différentes plateformes étudiées répondent bien souvent aux contenus des articles sur le même ton. Et si plusieurs catégories humoristiques peuvent être apposées à ces commentaires, la forme courte qu’ils prennent (du moins sur les réseaux socio-numériques évoqués, davantage que sur le site Internet) semble propice à l’ironie, dès lors qu’on la définit comme mention (Sperber, Wilson 1978, p.399-412).

  • 29 Cf. Hutcheon (1978) ou Groupe µ (1978).

50L’ironie verbale est classiquement définie comme un énoncé possédant un sens figuré opposé à son sens littéral29. Or, Dan Sperber et Deirdre Wilson (1978, p.399-402) soulignent à ce propos qu’une telle définition pose des problèmes de repérage, dès lors qu’elle suppose de saisir l’intention de l’énonciateur pour détecter l’ironie sous-jacente. Les auteurs (1978, p.403) observent par ailleurs que la plupart des cas d’ironie démontrent que cette figure de rhétorique permet d’exprimer quelque chose à propos d’un énoncé plutôt qu’au moyen de lui. C’est pourquoi ils suggèrent d’employer à son propos la notion de philosophie logique de «mention» qui s’oppose à celle «d’emploi». Les mentions permettent ainsi d’évoquer ou de reproduire un discours antérieur, et cela de façon explicite ou implicite (Sperber, Wilson 1978, p.405). Ils précisent par ailleurs l’existence de ce qu’ils nomment des «mentions échos» dont la fonction est non pas de «(…) rapporter un discours (qui vient d’être tenu) mais plutôt à manifester qu’il a été entendu et pris en considération, à exprimer à voix haute l’écho que le propos a suscité chez le destinataire» (Sperber, Wilson 1978, p.406). Finalement, ces mentions sont «(…) interprétées comme l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de pertinence» (Sperber, Wilson 1978, p.409). Cette définition permet aux chercheurs d’opérer une distinction entre les phénomènes d’ironie et de parodie: «(…) dans un cas il s’agit de mentions de propositions, dans l’autre cas de mentions d’expressions» (Sperber, Wilson 1978, p.409). Enfin, ils précisent que l’ironie ainsi définie «(…) a naturellement pour cible les personnes ou les états d’esprit, réels ou imaginaires auxquels elle fait écho» (Sperber, Wilson 1978, p.411). Ils distinguent ainsi l’auto-ironie, dont la cible est le locuteur lui-même, du sarcasme, lorsque celui-ci fait écho au destinataire.

51Il nous semble qu’une telle définition peut être utile à la compréhension du mécanisme humoristique observé précédemment dans les commentaires des internautes sur les réseaux socio-numériques. La majorité des commentaires observés font écho aux articles du Gorafi, et plus précisément au titre et au contenu des articles. La forme brève des commentaires permet ainsi de faire part de jeux de mots ou de plaisanteries, en lien avec le titre commenté. Si l’on reprend l’exemple du hashtag consacré au faux bug de Facebook (#facebookdown), l’une des brèves postées par l’équipe du Gorafi précise: «Le site semble être revenu en ligne mais il est conseillé de faire ALT + F4 pour accélérer l’affichage de votre page.» Les commentaires qui sont associés à ce flash font tantôt écho au titre (Alex: «Pour le côté hardware, bien penser à supprimer le dossier Windows dans le disque C.»; Jon: «Il est aussi conseillé de formater le disque!» ou encore Yoann: «salut, j’ai un Mac et votre astuce ne marche pas C’EST NUL»), tantôt écho à l’humour même du Gorafi et au fait de plaisanter sur ce type de sujet (Charlène: «Ca marche encore en 2015, ce genre de trucs?»). Nous retrouvons dans un cas des exemples d’ironies comme mentions, dont la cible est globale et la critique sous-jacente à celle d’une société dépendante de l’informatique et des réseaux socio-numériques, dans l’autre une forme de sarcasme, dont la cible est Le Gorafi lui-même. Notons d’ailleurs que ce sarcasme est en partie dénoncé ou moqué par un autre internaute (Bachstelze) qui répond à Charlène: «Bienvenue dans la #TeamPremierDegré!»

52La nature même du commentaire et le registre humoristique employé par les auteurs du Gorafi favorisent la multiplication des réactions ironiques ou sarcastiques de la part de leurs lecteurs qui partagent avec les membres de la rédaction et les communautés d’internautes une connivence critique dont la cible est double: la société et ses travers, mais aussi les médias, en particulier les sites d’information en ligne.

53L’humour proposé par les auteurs du Gorafi renvoie à des catégories déjà connues et définies à partir de l’étude de la littérature ou des médias audiovisuels, d’autant plus qu’il s’inscrit dans la lignée d’autres formes humoristiques développées à la télévision notamment sur la chaîne Canal+ dont l’une des cibles privilégiées est la télévision elle-même (Les Guignols de l’Info, Les Nuls, etc.). Le détournement, par la rédaction du Gorafi, du style jusque-là employé par certains journalistes pour attirer les internautes sur les pages des journaux en ligne permet à la fois de favoriser les partages au sein des communautés, mais également de critiquer implicitement les tics de langage et les formes des brèves diffusées par les sites d’actualité. La satire grossit donc le trait commun à ces informations souvent mises en avant par des titres d’autant plus accrocheurs qu’ils sont souvent noyés dans un magma d’informations et répondent donc à des logiques fortement concurrentielles. Le Gorafi prend principalement pour cibles les médias eux-mêmes, traditionnels ou numériques, facilitant ainsi une forme de connivence avec son public dont les propos semblent plus acerbes et critiques que ceux de la rédaction. Ce faisant, les auteurs tiennent une posture apolitique qui participe de l’image du Gorafi, contrairement à d’autres auteurs plus subversifs comme Stéphane Guillon pour citer une figure également présente sur Canal+, et facilitent peut-être ainsi l’adhésion d’une audience plus large, avec un humour moins segmentant.

54En outre, si l’on s’attarde sur les informations diffusées par Le Gorafi sur les réseaux socio-numériques, et si l’on admet avec Marie-Anne Paveau (Paveau 2014) qu’il revêt certaines des caractéristiques qu’elle observe au sujet des textes numériqués, comme la délinéarisation qui élabore un discours dans lequel: «[…] les matières technologiques et langagières sont co-constitutives, et modifient la combinatoire phrastique en créant un discours composite à dimension relationnelle» (Paveau 2014, p.3), alors on comprend mieux que l’objectif premier de ces brèves est de susciter les commentaires les plus ludiques. Le texte numériqué est non seulement conçu pour être partagé, mais il est également propice à des formes de co-énonciation:

Mais la question reste toujours: «Qui parle?» En contexte numériqué, cette question a perdu de sa pertinence et la notion d’énonciateur doit être révisée via celle d’augmentation car les énonciateurs ont des voix composites elles aussi (Paveau 2014, p. 8).

55Si l’on devait donc retenir un trait propre à l’humour développé par les auteurs du Gorafi, ce serait cette possibilité pour les internautes de s’en faire non seulement les échos, de le mentionner et de le compléter par des commentaires ironiques ou sarcastiques, mais surtout de tisser avec eux une connivence forte. Le Gorafi nous fournit ainsi l’illustration de cette distance structurale qui permet de distinguer l’humour du comique:

«À la différence du comique, où l’énoncé semble se suffire à lui-même pour provoquer le rire, l’humour semble avoir une double nature puisque construit à partir d’un énoncé descriptif, puis doublé par un énoncé normatif évaluant le premier. L’humour réside dans la combinaison de ces deux types de discours, dans cette duplicité structurale qui façonne le signalement ostensif de l’instance responsable de cette tonalité.» (Chambat-Houillon 2009, p.312)

56L’humour nécessite de la part des récepteurs de reconstruire l’intention subjective initiale des auteurs, à partir des indices laissés par ces derniers. Sur Internet, lorsque cette reconstruction se double d’une réaction, d’un commentaire, force est de constater que le dispositif technique des réseaux socio-numériques, qu’il favorise l’ironie ou le sarcasme, ne génère que des artefacts de conversation, bien plus qu’une véritable critique politique ou sociale. Dès lors, commenter Le Gorafi signifie bien souvent mentionner ce qui précède dans le «fil de discussion», surenchérir dans le même registre pour susciter la sympathie des autres internautes. Lorsqu’en plus le dispositif limite le nombre de caractères, la mention humoristique devient l’une des rares formes de commentaires envisageables.

  • 30 Les travaux en analyse du discours et sciences du langage sur des corpus issus des réseaux socio-nu (...)

57Le Web dynamique favorise le développement de formats qui suscitent différents travaux portant par exemple sur les nouvelles formes audiovisuelles qui s’y propagent (web documentaires, web séries, etc.). Il nous semble qu’au-delà de ces productions, qu’elles soient celles de professionnels ou d’amateurs, les commentaires des internautes eux-mêmes peuvent être considérés comme des écritures spécifiques. Or, s’ils sont étudiés comme des traces ou indices de la façon dont un contenu est reçu, autrement dit comme des corpus au service de travaux sociologiques ou ethnologiques, moins nombreuses, bien que présentes, sont les études qui se focalisent sur leur aspect proprement discursif ou énonciatif30. Et là aussi, l’étude de la tonalité et du style de ces commentaires numériques nous semble un terrain encore moins étudié alors même qu’il permettrait sans doute d’éclairer les questions liées aux spécificités énonciatives du Web 2.0.

Tweets et humour : le cas du Gorafi (2024)
Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Edmund Hettinger DC

Last Updated:

Views: 6547

Rating: 4.8 / 5 (58 voted)

Reviews: 81% of readers found this page helpful

Author information

Name: Edmund Hettinger DC

Birthday: 1994-08-17

Address: 2033 Gerhold Pine, Port Jocelyn, VA 12101-5654

Phone: +8524399971620

Job: Central Manufacturing Supervisor

Hobby: Jogging, Metalworking, Tai chi, Shopping, Puzzles, Rock climbing, Crocheting

Introduction: My name is Edmund Hettinger DC, I am a adventurous, colorful, gifted, determined, precious, open, colorful person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.